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Construire des ponts entre justice moderne et justice « coutumière »: pour une valorisation de la médiation sociale

Par Assane Mbaye (Sénégal)

1/ Faire coïncider les modalités de délivrance de la justice avec la représentation que chaque société se fait du juste et de l’injuste.

Dans le domaine de la justice, parce qu’elles font totalement fi des spécificités de la conception de la justice et de sa mission dans l’espace social, les réformes successives du secteur judiciaire se révèlent peu efficaces dans la plupart des États. Elles se contentent de vouloir éliminer les barrières physiques et matérielles à l’accès à la justice étatique (rapprochement des juridictions par la construction d’infrastructures physiques, amélioration de l’équipement, informatisation, etc…), se concentrent sur la formation, le statut ou le traitement des magistrats. Elles ne combinent pas toutes ces mesures à celles qui abattraient les barrières psychologiques et culturelles. Le contournement ou le délaissement de la justice étatique dans certains milieux, notamment ruraux, n’est pas seulement le fruit de la longueur et de la lourdeur des procédures, de l’éloignement des juridictions, de la langue des procès ou de la cherté des frais de justice; il s’inscrit aussi dans une absence de réponse de l’offre juridictionnelle aux attentes psychologiques et culturelles qui conditionnent la confiance des justiciables dans la justice et dans les juges étatiques.

Combiner la médiation sociale à la justice étatique répond au besoin de satisfaire l’ordre de valeurs qui sous-tend la justice. La médiation sociale correspond à:

  • une justice plus conciliatrice que répressive au sens où l’issue du litige ne doit pas seulement satisfaire l’application d’une règle de droit qui sanctionne une déviance mais la recherche d’une solution juste qui concilie les intérêts des parties;

  • une justice plus relationnelle et collective dans la mesure où le « procès » ne met pas seulement en jeu les intérêts individuels des parties ; il participe au maintien de la paix sociale et à l’équilibre des rapports collectifs entre les groupes auxquels appartiennent les principaux litigants. Il ne s’agit donc pas d’une transaction vénale de laquelle les parties et leur groupe social respectif tireraient un avantage patrimonial ; il s’agit avant tout d’une transaction relationnelle par essence qui cherche à aménager le futur plutôt qu’à rétablir une victime « dans ses droits ». Le droit s’insère ainsi dans un tissu de relations sociales dont il n’est qu’un aspect ; ce sont l’ensemble de ces relations sociales qui guident la résolution des conflits. Le raisonnement est inversé ; il ne part plus de la règle abstraite et générale qui conditionne la solution en s’appliquant à un cas particulier ; on part du cas concret pour aboutir à une solution qui met en négociation divers facteurs dont le droit positif est partie intégrante.

2/ Répondre à la nécessité de soumettre les litiges à une autorité ayant la confiance des justiciables

La dimension relationnelle des modes traditionnels de résolution des litiges et l’insertion de tout conflit, même entre deux individus, dans un réseau de relations sociales qui dépasse le droit, influent sur le choix du « juge »: son érudition, sa sagesse, sa connaissance des précédents, son âge, son statut matrimonial, le respect qu’il inspire, seront autant de critères qui justifieront que tel conflit lui soit confié. Cela explique que la plupart des conflits dans les pays africains échappent au système judiciaire étatique et soient confiés à d’autres autorités sociales.

3/ Éviter le « forum shopping » et l’instrumentalisation de la dualité de fait des systèmes de résolution des conflits

Le jeu des acteurs sociaux en matière judiciaire peuvent être guidés par des logiques d’intérêts. Le choix de recourir au droit et à la justice étatiques ou à la médiation sociale n’est pas toujours une question de représentation. Il peut entrer dans une stratégie définie par l’acteur qui en décide en fonction des objectifs qu’il poursuit. Chaque acteur peut choisir son Droit et son juge en fonction du résultat qu’il en attend. Le recours au juge étatique peut l’emporter dès lors que le demandeur espère avoir gain de cause en application du droit positif. Inversement le choix de la médiation sociale peut s’imposer lorsque les parties (ou l’une d’elles) supposent la fragilité de leurs prétentions au regard du droit positif ou se rendent compte que la sentence obtenue du juge étatique peut avoir des conséquences plus dommageables que le gain qu’il est supposé apporter au plaideur qui a gagné le procès. Cette logique d’intérêts, sorte d’avantages comparatifs présidant au choix des acteurs, aboutit parfois à des jeux de vases communicants entre ordre étatique et ordre extra-étatique. Un même conflit, en matière foncière particulièrement, peut ainsi passer d’un système à un autre selon qu’une partie en a tiré satisfaction ou non. L’autorité morale de l’instance qui exerce la justice est aussi un facteur décisif du respect de la sentence rendue. L’entente issue de la médiation est souvent extériorisée dans des cérémonies qui en révèlent l’existence aux yeux des groupes considérés et qui, partant, obligent les parties en conflit à en respecter les termes. La menace de la contrainte par le recours à la force publique qui s’attache aux décisions des juges étatiques se voit substituer un autre type de contrainte : le respect de la parole donnée à travers la promesse contenue dans l’entente et dont chaque groupe a pu être le témoin ainsi que la volonté de chaque litigant de ne pas porter atteinte par sa faute à l’équilibre social. L’entente devient définitive et n’est pas remise en cause. Le déficit de confiance envers la justice étatique s’explique dans une certaine mesure par le fait que l’existence des voies de recours est potentiellement susceptible d’entraîner des décisions divergentes d’une juridiction à une autre. Ainsi, la justice étatique est souvent raillée dans des sociétés où il est difficile d’admettre que, par le jeu des recours, une personne qui gagne en première instance perde en appel ou inversement alors que les décisions issues des mécanismes traditionnels sont généralement acceptées et mises en exécution.

I/ INSTITUTIONNALISER LE RECOURS PRÉALABLE À LA MÉDIATION SOCIALE

Le choix du mode de résolution des conflits peut être guidé par la nature de chaque conflit. Une classification des conflits en trois catégories1 est possible: « les conflits intra-communautaires », les « conflits extracommunautaires relevant du domaine public » et donc de l’État et les conflits « en rapport avec les deux tableaux » c’est-à-dire qui touchent « aux relations entre les groupes mais qui relèvent plus de la restauration du lien social que de la sanction étatique ».

La première catégorie regroupe des conflits mineurs dont la résolution peut relever de la médiation sociale. Il s’agit essentiellement des cas où les droits coutumiers sont encore prégnants (foncier, relations familiales notamment) mais aussi de certaines infractions d’une gravité mineure (sorcellerie, petits vols). Dans la deuxième catégorie, on rangerait les conflits relevant nécessairement de la justice étatique. Seraient notamment concernées les graves infractions pénales comme le meurtre ou les violences. Enfin la troisième catégorie de conflits concernerait par exemple les conflits entre agriculteurs et éleveurs ou les conflits entre villages.

La classification des conflits laisse entrevoir l’usage qui peut potentiellement en être fait en termes de coordination de la justice étatique et de la médiation sociale. Tout d’abord, dans les conflits des première et troisième catégories, les instances de médiation sociale peuvent constituer une sorte de « juridiction du premier degré » dont la saisine préalable serait érigée en faculté pour les parties en litige. La création des instances de médiation et leur mode de fonctionnement serait alors libre.

Ensuite on peut tout aussi bien concevoir que l’État lui-même puisse créer des instances, permanentes ou ad hoc, dont il fixerait la composition et les règles de fonctionnement. Le Mali en offre l’illustration avec l’institution des Commissions foncières locales et communales auxquelles on a attribué une mission de « procéder à la conciliation des parties à un litige foncier agricole, préalablement à la saisine des juridictions compétentes ». L’État peut donc décider dans certaines matières de faire du recours préalable à la médiation sociale une obligation pour les litigants.

Enfin, que le recours préalable à la médiation soit facultative ou obligatoire, le juge étatique devrait lui-même avoir la faculté d’y recourir dans les cas où elle n’est pas obligatoire et, le cas échéant, inviter les parties à s’adresser à l’instance qu’il aura désignée ou à celle de leur choix.

II/ SÉCURISER LA MÉDIATION SOCIALE ET FORMALISER SES RAPPORTS AVEC LA JUSTICE ÉTATIQUE

La coordination des rapports entre justice étatique et médiation sociale doit être formalisée dans le but de sécuriser la médiation sociale et, lorsque cela le requiert, d’en contrôler l’adéquation avec certaines valeurs et principes fondamentaux dont la défense relève de l’État.

La sécurisation de la médiation sociale consiste à assurer le respect des compromis qui en sont issus. Même si dans la plupart des cas le respect et l’exécution de ces compromis ne posent pas de difficulté particulière, il n’en demeure pas moins qu’il existe des conflits qui perdurent du fait de l’attitude des parties qui utilisent à mauvais escient la coexistence des deux formes de résolution des conflits, surtout en matière foncière. À cet égard deux mesures précises peuvent être envisagées. Il s’agit d’une part de la publication des décisions des instances de médiation et, d’autre part, de la faculté pour les parties d’obtenir du juge étatique une décision d’homologation qui fixe définitivement les droits issus de la médiation et en assure l’exécution.

Le contrôle de la médiation sociale n’est pas à exclure même si son autonomie vis-à-vis de la justice étatique doit constituer le principe. Le contrôle peut s’effectuer à un double niveau. D’abord, à l’occasion de l’homologation demandée par l’une des parties, le juge effectuerait un contrôle minimal du contenu du compromis et des conditions de son obtention. Ce contrôle minimal ne consiste pas à reprendre la résolution du conflit ni à vérifier la conformité de la décision avec le droit étatique ; il sert simplement à relever les cas d’atteinte à des droits, valeurs ou principes fondamentaux garantis par l’État, par exemple la protection des enfants ou des femmes et, le cas échéant, permet de refuser l’homologation. Ensuite un système de recours devrait être ouvert contre les décisions des instances de médiation mais devant un juge étatique qui privilégierait un nouveau compromis, donc une nouvelle médiation.

Sur l’auteur

Assane Mbaye

Enseignant à la Faculté de droit de l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar depuis 1996. Spécialisé en droit de l’environnement et de l’aménagement du territoire, en droit international et en droit privé.

Consultant sur des questions de droit de l’homme et de gouvernance.

Médiateur national pour le Sénégal de l’Alliance pour refonder la gouvernance en Afrique depuis 2004.

J’ai participé à la rédaction du Cahier de propositions pour changer l’Afrique